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L'éperon de la Brenva, Août 1988.

Je suis arrivé tardivement au refuge-bivouac de la Fourche (3680m) pour avoir beaucoup attendu d'abord dans la queue des caisses du téléphérique de l'Aiguille du Midi, puis dans celle du télécabine de la Vallée Blanche. Si j'ai pourtant toujours trouvé ce dernier moyen de transport préférable à la traversée pédestre au départ de l'Aiguille, ce n'est pas en raison de l'heure de marche qu'il m'épargne, mais parce qu'ainsi le parcours sur glacier que je dois négocier est plus court et recèle moins de passages crevassés. Il y a une affluence importante sur place: nous sommes déjà un peu serrés dans les huit places du refuge-bivouac, une dizaine d'autres alpinistes arriveront encore dans la soirée, sans compter ceux qui ne font que passer pour aller bivouaquer plus loin, voire enchainer directement sur la course depuis Torino. Il faut savoir que Ghiglione, l'autre refuge du secteur, menace sérieusement de basculer dans le vide, suite à l'instabilité des rochers sur lesquels il est bâti. Moi-même n'ai pas osé y retourner, me souvenant comme les tables sur lesquelles nous prenions nos repas étaient penchées jusqu'à nous forcer à tenir nos bols pour leur éviter de glisser. Habituellement, c'est quand je me trouve au sein d'une multitude que je ressens le plus vivement ma solitude, prolongement de celle du citadin faite de côtoiements anonymes et insatisfaisants, dans la foule dont la globalité forme une entité profondément inhumaine. Aujourd'hui j'ai pu sympathiser avec quelques jeunes alpinistes; cependant je sais que demain je me retrouverai dans une solitude habitée, nouvelle et aventureuse, sans personne à qui confier mes doutes et mes hésitations, à qui parler pour me rassurer; aussi dans mes gestes et mes pensées d'aujourd'hui, au refuge, cet isolement est déjà en germe. Comme une véritable ascension solitaire est bien plus qu'un simple ``solo technique'' dans lequel l'on progresse de pair avec ses amis, chacun à son rythme, sans avoir à se soucier de la corde ! Il fait une chaleur désagréable et il y a sans cesse de l'agitation dans le refuge à l'intérieur duquel nous sommes trop serrés. En conséquence je ne parviens pas du tout à m'endormir; si bien que de temps à autre, j'entends parfaitement le curieux bruit de frottement que font les cordes passées par certains autour de la rambarde pour faciliter leur descente, au moment où, étant énergiquement rappelées, elles transmettent leurs vibrations à l'ensemble de la carcasse métallique du petit abri.

Heureusement, voici venue l'heure du départ, le versant est là, sombre et immense, rendu encore plus imposant par les petites lampes si minuscules, et déjà si hautes dans les voies. Je quitte le refuge en enjambant maladroitement la rambarde pour rejoindre l' arête rocheuse, puis commence la descente vers le glacier. Il me faut d'entrée désescalader un couloir de rochers raides et peu solides, avec les gestes imprécis et hésitants de celui qui vient de s'éveiller au milieu de la nuit, il y a à peine une heure; et quoique je sois tenté par la corde fixe attachée à demeure à la rambarde je n'ose m'y suspendre complètement à l'examen de sa teinte complètement décolorée, de peur qu'en place depuis de nombreuses années, elle choisisse précisément cette circonstance pour casser. Puis c'est de la neige pourrie où je commence à descendre à reculons, me retournant juste à temps pour ne pas me retrouver à quatre pattes; à celle-ci succède un peu de glace, puis une rimaye bien bouchée après laquelle je prends enfin pied sur le glacier de la Brenva. Je retrouve là une large trace et parviens sans difficulté au col Moore (3500m), point de passage obligé de toutes les ascensions de ce versant. Suivant les conseils patiemment glanés avant le départ, j'évite les rochers de l'éperon en contournant celui-ci par la gauche en suivant des traces en traversée ascendante dans la neige, et rattrape en peu de temps une cordée. Ce sont des étrangers. ``Are you going to Brenva ?'' ``No, to Red Sentinel''. La surprise initiale passée, la tentation de continuer est grande, cependant la perspective de m'engager en plein versant, dans une voie réputée plus longue et plus difficile, sans avoir repéré l'itinéraire me semble assez peu raisonnable, et et c'est à contrecoeur que je me résous à la redescente démoralisante, puis à la traversée des pierriers raides et instables, pour finir par rejoindre l'éperon. Le début se passe plutôt bien, mais les choses se compliquent rapidement, et bientôt je ne trouve plus de passage facile et ne sais plus trop comment continuer. C'est ma première visite dans ce versant que je n'ai fait qu'entrevoir avec fascination il y a quelques semaines, lorsque nous parcourions l'arête Kuffner à toute vitesse, à la suite de notre bon guide, afin de mériter nos galons d'initiateurs. C'est également la première course sérieuse que j'entreprends dans ces conditions; ce qui explique que je ne possède pas encore l'expérience qui m'aurait endurci à la solitude dont le poids est cette fois-ci trop lourd. Or dans l'escalade solitaire, plus encore que dans les autres formes de pratique de l'alpinisme, il ne suffit pas pour réussir de détenir les capacités techniques, physiques, et même intellectuelles, celles-ci ne pouvant véritablement entrer en oeuvre que si moralement on a su se mettre à la hauteur de la course entreprise par un profond voyage à l'inconnu du désert de ses potentialités secrètes. Dans ces passages de IV auxquels je suis confronté et que je grimpe en crampons et à la lueur de la lampe frontale, j'ai perdu toute confiance et suis réduit à temporiser quelques instants, au bout desquels j'aperçois de manière inespérée une cordée d'Italiens qui se dirige dans ma direction et que je décide d'attendre. Les autres sont déja bien haut sur les pentes de neige; eux sont les derniers, leur présence me rassure et m'apporte du réconfort. C'est ensemble que nous continuons sur l'éperon rocheux en cherchant un peu partout les meilleurs passages. La plupart du temps je passe devant, non sans un plaisir mitigé d'un peu d'appréhension, en éclaireur, mais à deux reprises je me retrouve en difficulté et dois utiliser leur corde. Le jour naissant nous trouve à la fin des difficultés rocheuses, que nous surmontons alors plus commodément.

Je me demande cependant s'il faut poursuivre, sachant que nous avons pris un retard considérable sur l'horaire, interroge mes compagnons de rencontre, leur demandant s'ils s'apprêtent à redescendre. Eux n'hésitent pas une seconde à continuer, aussi je n'ai plus le choix. L'arête de neige est un vrai repos après ces rochers dans lesquels j'ai laissé toute mon énergie et surtout beaucoup de ma volonté, mais c'est quand j'aborde la grande pente, dans laquelle la très fine couche de neige désormais ramollie, ne porte plus, me forçant à enfoncer les crampons dans la dure glace sous-jacente, que la fatigue se fait douloureusement sentir, encore que, malgré la souffrance, je trouve le moyen d'apprécier la sensation de liberté que me procure ce miroir gelé à la surface duquel seules quelques pointes m'accrochent solidement. Conscient de toutes les ressources que je viens de laisser dans les rochers, je regrette un peu de n'avoir pas choisi la Sentinelle Rouge, tout en me réjouissant, en même temps, de ne point me trouver dans cet itinéraire plus difficile et dont la sortie est encore plus haut, auquel il me faudra songer, mais muni de davantage d'expérience. N'accordant cette fois qu'une confiance limitée à mes pieds que je place dans tous les sens pour soulager les mollets, j'ancre systématiquement les piolets, ce qui me fait progresser avec lenteur, d'autant plus que tous les trente mètres je m'arrête longuement, m'appuie contre la glace, la tête entre les bras, et manque de m'endormir plusieurs fois, si bien que les Italiens, bien qu'ils avancent en plantant des broches à glace, ne vont pas tellement moins vite. Je dois bientôt faire une halte de trois bons quarts d'heure sous les derniers rochers, un peu à l'abri des séracs impressionnants, ce qui me permet de reprendre un peu mon souffle en attendant que les Italiens me rejoignent, après quoi je remonte un petit couloir entre une muraille de glace et le petit éperon rocheux, tellement épuisé que je ne trouve plus, malgré la pleine conscience du danger, la volonté de ne pas m'immobiliser souvent en contemplant avec un sentiment d'indifférente impuissance les tours de glace inquiétantes par leur formes tourmentées au pied desquelles je suis à présent. Si le corps est fort, nous pouvons le commander, mais s'il est faible, c'est lui qui commande. Le paradoxe est alors que, pour ne pas subir, dans les heures décisives, les caprices de notre organisme, il nous faille apprendre à rester fréquemment sensible à ses injonctions, qu'il faille d'abord, en quelque sorte, obéir. Il faut maintenant s'engager dans le dédale des séracs menaçants, si l'on peut parler de menace à propos d'éléments aveugles et ignorants, qui ne tentent nullement de nous anéantir, mais auxquels les conséquences de leur action sont indifférentes, d'une manière trop déconcertante pour nous qui sommes tentés de voir en ces choses un destin personnalisé. La structure de la barre de séracs était en fait, cette année-là, assez favorable, mais je n'y trouverai pas de suite le meilleur itinéraire, montant d'abord trop haut, et passerai une bonne demi-heure à redescendre, puis traverser à l'horizontale vers la droite dans des configurations de glace un peu déroutantes, avant de retrouver une bonne trace dans la neige qui permet de s'élever, puis de traverser facilement sous une longue barre pour enfin rejoindre les douces étendues du col de la Brenva (4300m).. La course s'est révélée une dure leçon, cependant je songe que c'est le moment où l'on découvre qui m'a souvent paru de tous le plus passionnant, en conséquence de quoi j'avais toujours guetté avec une attirance mêlée de peur l'instant ambivalent où l'on quitte ce que l'on connait pour ajouter une part substantielle d'expérience à sa vie. Ce qui confère à de tels instants leur inexprimable valeur, c'est le fait que par leur nature même ils sont singuliers et irreproductibles: une fois que je sais, j'ai consommé le mystère, je ne peux plus oublier et faire comme avant. En ce sens le débutant que je suis encore un peu, qui, armé principalement de son enthousiasme et aussi du maigre acquis de ses quelques courses, part dans un univers inconnu que l'habitude ne lui a pas encore rendu familier, vit une aventure parfois périlleuse, mais toujours unique dont il ne ne pourra plus jamais vraiment retrouver les impressions plus tard, si ce n'est dans les entreprises qui l'auront amené à franchir un degré de difficulté significatif. Pourtant, par bonheur, même quand la part du hasard s'amenuise, demeure une balance entre ce dont je suis certain et ce que j'ignore, le fait que je sache quel sera mon chemin, mais que je ne peux prévoir exactement ce que j'y trouverai.

Après ce nouveau petit somme, bien à plat, ce sera, atteint à l'arrachée par le Mur de la côte d'autant plus fastidieux que la tension de la course a disparu, le Mont-Blanc (4807m), plate-forme pour une fois désertée où sous un ciel d'orage je n'aurai pour compagnon qu'un seul choucas dont la présence ne fait que souligner l'éloignement des autres hommes. Le coeur plein, je prends le chemin de l'arête des Bosses, du refuge Vallot (4360m) et de la descente trop longue, demain.

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