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Loin des vastes champs de neige du versant Chamonix sur lesquels, il y a déjà plus de deux siècles se tournèrent les premières pages de l'alpinisme, le Grand Pilier d'Angle, représente la véritable face Nord du Mont-Blanc. ``Elle est sans contredit la paroi mixte, roche et glace, la plus sombre, la plus sauvage, et la plus dangereuse que j'aie jamais observée dans les Alpes'', écrivait Bonatti, dont la voie de 1962 ne fut répétée qu'une bonne décennie plus tard, bien après que la face Nord du Pilier d'Angle n'ait reçu sa seconde visite, en 1971, à l'époque où l'usage systématique du piolet traction commençait à permettre de faire tomber toutes les goulottes. Cette fois-ci, c'est plein de confiance dans la maitrise de cette technique que je me suis tourné vers cette paroi. Mais dès le commencement, les seules résonances mythiques du nom se sont mises, de très loin, à hanter ma mémoire. Et je me souvenais encore de l'image terriblement impressionnante que j'avais gardée de la face, semblable à un monolithe froid et immense dominant le glacier de près de neuf cent mètres abrupts, au moment où les premières lueurs pâles du jour la touchaient alors que je la considérais, depuis la Sentinelle Rouge, sous ce point de vue particulier qu'a l'alpiniste placé à l'aplomb d'une paroi. Enfin je ne pouvais oublier la perspective des terribles dangers objectifs, malheureusement bien réels, auxquels est soumise la majeure partie de l'itinéraire. En conséquence de tout ceci, j'ai senti mon estomac noué de manière presque permanente, à partir du moment où, les conditions de gel me paraissant enfin très sûres et l'anticyclone suffisamment stable, ma résolution fut prise. L'alpinisme solitaire est une aventure intérieure qui commence bien avant la course. Elle s'amorce par le lent cheminement un rien obsessionnel d'une idée, puis c'est la préparation, pleine de circonspection, du sac dans lequel rien ne doit manquer, la minutie des examens de bulletins météo de toutes heures et provenances. Vient ensuite ce grand mélange d'une anxiété et d'une exaltation indescriptibles, une fois que la décision est intervenue. Après la longue hésitation, il n'y a alors plus de place pour le doute, seulement la certitude de réussir parce l'entrainement nous a mis dans un contexte psychologique propice, qu'il n'a pas seulement contribué de manière mécanique à l'élévation des performances physiologiques, mais aussi crée un rythme de vie favorable à l'action. Cependant reste la part d'inconnu sans laquelle rien ne serait si beau, demeure le destin...
Après la remontée désormais habituelle de la Combe Maudite depuis Helbronner, je choisis le refuge du col du Trident (ou Ghiglione, 3690m) enfin un peu consolidé récemment, et qui présente sur le refuge-bivouac de la Fourche le double avantage d'être plus spacieux et surtout d' offrir une descente vers le glacier de la Brenva s'effectuant le long d'une facile pente de neige. Alors que j'avais commencé à m'assoupir, un grand bruit me parvient à l'oreille; me doutant de sa cause, je jette un coup d'oeil par la fenêtre pour constater qu'il s'agit bien des séracs de la Poire qui s'écroulent dans un grand fracas en soulevant un énorme nuage de neige dont la fine poudre remonte haut dans l'air calme du soir. A quelques heures près, c'était probablement la mort, mais maintenant je me blottis de nouveau dans les couvertures, rassuré.
Je me réveille à minuit pour trouver, bientôt, le plateau supérieur du glacier de la Brenva cette fois-ci semblable en tout point à une de ces vastes grèves en laquelle les flots retirés à marée basse laissent place à de planes étendues de sables fermes. La traversée est une marche sereine au coeur de la nuit et de l'immensité intemporelle du cirque glaciaire plongé dans une profonde pénombre pleine de mystère, animée par les seuls scintillements des étoiles. L'euphorie est telle que j'ai envie de chanter. Je suis rapidement sur la fine arête de neige du col Moore. Là c'est toutefois une descente malcommode, parce que s'effectuant sur des pentes raides de neige entrecoupées d'éboulis, qui me conduit à cette rimaye que je redoutais tant car elle est connue pour être souvent importante et nécessiter un saut. En effet, une première tentative de désescalade se révèle peu concluante puisque, ne trouvant pas le passage, je suis contraint à remonter poser un rappel sur le superbe pieu de bois acheté au Castorama d'Antibes que j'avais apporté spécialement pour cette occasion. Pourtant, une fois en bas, je constate la solidité du pont de neige qui m'inspirait tant de doutes, et repère un point de passage. Comme j'aperçois, plus bas encore, un système de rimayes à l'apparence vraiment complexe dont je ne parviens pas du tout à démêler à vue l'enchevêtrement, labyrinthe dont le faisceau de ma lampe halogène pourtant puissante, ne donne à percevoir que des fragments, je décide de refaire un aller-retour dans la rimaye pour récupérer mon ``joker''. Ce n'est que de nouveau en bas que je découvre, en cherchant un peu plus à droite, guidé par de vagues traces de crampons, un parcours qui permet d'éviter tout saut, au prix de curieux passages dans des fonds de crevasses bouchées. Je quitte alors la zone abritée par l'éperon rocheux à la fois content et inquiet de prendre pied sur le plateau inférieur du glacier de la Brenva, complètement tapissé par les blocs résultant de chutes de séracs qui ne peuvent que m'inciter à me hâter en jetant de temps en temps des regards d'interrogation inquiète vers les séracs que je sais là-haut, cachés par la nuit. Cependant je commets dans ma précipitation l'erreur de traverser en ascendance, si bien que, butant bientôt sur la rimaye complètement surplombante, je dois redescendre à l'altitude 3350m pourtant bien indiquée en noir sur blanc dans le topo, pour pouvoir franchir celle-ci.
Longeant la base des rochers de la face Nord du Pilier d'Angle, les raides pentes ne se révèlent pas monotones, vu les rimayes qui les coupent et les profondes rigoles qui les marquent, et la progression se fait encore rapidement, encore que je doive souvent sortir de la poche, avec perplexité, la photographie, ne sachant à quel endroit exactement attaquer les pentes du Grand Pilier, malgré l'aspect encore une fois évident de la face vue du refuge ! Ici, ou plus loin ? Une première pente m'avait semblé favorable, mais après m'y être élevé d'une cinquantaine de mètres, je constate que la suite ne correspond pas à la description de l'itinéraire, redescends en effectuant maladroitement à l'envers les mouvements du glacièriste et vais essayer la suivante, qui, plus large, se révèle être cette fois la bonne, celle empruntée par la voie Dufour-Fréhel. Il ne faut pas trop rêver: la glace fait place à la neige et rend pénibles les traversées en piolet-traction que j'effectue inutilement pour suivre exactement la description de l'itinéraire, ayant eu auparavant la satisfaction d'apercevoir les fameux rochers en Z de la voie Bonatti-Zappelli et voulant me diriger d'abord vers eux pour rester au plus près du texte, seul fil d'Ariane à ma disposition dans l'immensité trop proche de la paroi. Dans l'intervalle le jour a commencé à poindre; les vieux démons sont partis et c'est une nouvelle naissance. Soulagé, je peux éteindre ma lampe et bientôt faire une pause, en équilibre précaire sur un rocher scellé dans la glace, sous la lumière dorée des premiers rayons de soleil, si gratifiants après tant de tâtonnements dans la nuit.
Me voici à gauche d'une goulotte bordant un éperon assez aplati vers laquelle je me dirige non sans avoir sorti auparavant ma corde d'auto-assurage que je laisse trainer derrière moi, et que je n'aurai pas à utiliser. L'assurage est là pour les cas extrêmes. En terrain glaciaire, rapidité signifie souvent aussi sécurité, si bien qu'en cordée, le compromis est parfois difficile à trouver. Seul, les choses sont ici bien plus simples. Je suis loin d'être certain qu'il s'agit de la bonne goulotte, la sortie Boivin-Vallençant, mais celle-ci me parait assez large, alors qu'est-ce que cela pourrait être d'autre ? Heureusement, bien qu'il me soit nécessaire de taper plusieurs fois les pieds pour rentrer mes crampons dans une belle glace assez dure, à la transparence proche du verre, celle-ci se révèle d'une grande homogénéité et n'écaille que peu, ce qui me permet de réaliser des ancrages providentiellement sûrs dans des difficultés vite importantes. Si le contact direct des doigts avec le grain chaud et rugueux du rocher procure une réelle satisfaction sensuelle, avoir planté un engin dont on sait, au bruit et au choc qu'a fait l'impact, qu'il va tenir, est aussi, malgré et peut-être à cause de l'absence de contact direct, une sensation qui apporte un plaisir intense, d'ailleurs d'autant plus grand que l'on est dans un passage plus raide. C'est en plein milieu de cette paroi, suspendu au dessus d'un vide déjà vertigineux qui me donne pleine conscience de ma situation, que je ressens le plus vivement la plénitude que m'apporte la solitude: confiance, concentration et vigilance sont absolues; rien ici ne peut troubler le corps-à-corps fantastique que j'ai avec la montagne. Je m'enivre de la pureté de l'action et de celle de l'émotion: aucun bruit n'est là pour étouffer celui des battements de mon coeur, aucun geste autre que ceux qui me font progresser, tendu vers mon but, n'est nécessaire. L'inclinaison moyenne doit être un peu inférieure à 70 degrés, mais je rencontre dès la seconde longueur, en passant sur la droite, un ressaut qui se révèle de manière un peu inattendue à plus de 80 degrés et qui me fait envisager avec quelque appréhension le passage extrêmement raide annoncé par le topo, alors que le reste, y compris le court rétrécissement mixte, ne posera en fait pas vraiment de problèmes. Quel contraste entre l'inquiétude de l'imagination abandonnée à son vagabondage, et la sérénité de l'action pleinement consciente, le fait qu'on puisse se faire tellement peur rien qu'en y songeant, et, une fois qu'on y est, qu'on se surprenne à dire: ``mais ce n'était que cela !''. Comme la difficulté est aussi une notion subjective ! Voici la sortie de la goulotte, juste à gauche de la tranche de séracs du glacier suspendu que je dépasse à présent en espérant ardemment trouver enfin de la neige; mais celle-ci tarde et les mollets commencent à souffrir. Il faut pourtant lutter, rester concentré jusqu'au bout. Puis ce sont enfin des pentes presque douces et anodines, en comparaison avec ce qui a précédé, et un petit couloir qui me permet de rejoindre l'arête de Peuterey au sommet du Pilier d'Angle, vers 4250m.
Il était à peine 8h30 quand je sortis de la goulotte, mais je ressens à présent une grande fatigue succédant à la fin des grandes difficultés, aussi je me mets à l'abri du vent violent en passant sur le versant Freney dont je découvre aujourd'hui les piliers élancés, du regard dont certains ont dû contempler ceux de la cathédrale de Saint-Jacques de Compostelle. La prochaine fois, ce sera là-bas, encore plus loin. Pour le moment, je pose un ``friend'' pour m'auto-assurer et m'installe confortablement. Sachant que la partie est désormais gagnée malgré les 500 mètres de dénivelée qui me séparent encore du sommet, je me remémore l'ascension au cours de laquelle, en même temps que je découvrais les secrets d'une grande face, tombait en partie le voile, d'habitude si opaque, qui me séparait d'une part de moi même. Sous la lutte que l'on livre, tous muscles tendus, avec la montagne, a lieu, à l'intérieur de nous même, un conflit dans lequel seuls volonté, courage et abnégation peuvent nous empêcher de renoncer. Là intervient aussi l'esprit d'engagement, et il importe d'avoir refermé derrière soi la porte en toute lucidité, fondant sa décision sur cette rive de toute aventure où nous sommes en mesure d'avoir nos certitudes. Une fois parti, on se trouve, le temps de redescendre de la frange du monde des hommes, face à soi-même, dépourvu de la possibilité de toute comédie, de toute tricherie, ou de tout faux-fuyant, dans une situation limite dont on ne pourra se sauver qu'en puisant au réservoir de ses ressources, trésors davantage moraux que physiques, enfouis sous tellement de qualités ordinaires.
Le petit somme se révèle étonnement réparateur puisque, repartant sur l'arête de Peuterey, encore que sentant la fatigue, je parviens à avancer raisonnablement en profitant des excellentes traces laissées par mes prédécesseurs, qui rendent la progression d'une facilité déconcertante pour un parcours de ce niveau de difficulté. Cependant le vent de Nord-Est accroit sans cesse sa violence et transforme la progression en une véritable épreuve dans laquelle le moindre centimètre carré de peau qui n'est pas abrité par un tissu coupe-vent se fait sentir en permanence; si bien que je m'arrête souvent pour me couvrir de plus en plus, ou rajuster une capuche. Les beaux ourlets de neige à droite de l'arête s'éloignent, le vide se creuse, la vue sur l'ensemble du versant Brenva s'élargit, la corniche sommitale se rapproche, je la contourne par la gauche, voici le Mont-Blanc de Courmayeur. Est-ce un effet pervers de l'altitude ? Ou est-ce la retombée de la tension nerveuse qui seule m'aurait soutenu ? La chape de plomb du sommeil s'abat sur moi de nouveau tout d'un coup, et sur le plateau sommital qui me semble interminable toutes les cordées me dépassent. Ce ne sera d'ailleurs qu'en observant le Mont-Blanc de la Verte quelques jours plus tard que je me rendrai compte que la distance entre les deux sommets du Mont-Blanc n'était pas un pur produit de la fatigue, comme je l'ai cru alors, décidant en conséquence, malgré l'heure peu tardive, de renoncer à la traversée pour me rendre, une fois de plus, à Vallot achever tranquillement une journée bien remplie, riche des trois ans d'alpinisme dont elle est la conclusion.
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