Flashbacks. * Seule ma tete depasse du duvet. Au dessus de moi un ciel d'encre, sans lune. Des milliards d'etoiles, on pourait les toucher. La constellation d'Orion va bientot passer derriere la paroi du Capitan : il va bientot falloir se lever. Au dessous de moi, des centaines de metre de vide. Un nouveau jour dans Mescalito. * Mescalito, VI 5.9 A3+, Yosemite, Californie. Mescalito est une des 70 voies du Capitan. La voie remonte la paroi a l'endroit ou elle est presque la plus haute. Mille metres de granite surplombant, parfait. * La nuit est tombee depuis une heure. La longueur en traversee n'etait pas tres facile a desequiper, surtout dans le noir. James me rejoint au bivouac epuise, completement decourage. En deux jours on n'a fixe que quatre longueurs et le hissage des charges s'est revele horriblement fastidieux. J'observe chez mon partenaire le celebre "decouragement du deuxieme jour" : quand on realise qu'on serait beaucoup mieux a la maison en train de manger de pan cakes avec du sirop d'erable plutot qu'a se battre contre cette monumentale masse de granite froide et rugueuse. Lui aussi sait bien que c'est le debut le plus dur, que beaucoup de cordees abandonnent des le debut pour des raisons futiles. Je sors de la trousse de secours la biere fraiche reservee pour les urgences de ce type. (Il y en a une autre pour "quand ca commence a faire long", une pour "presqu'au sommet, coinces dans la tempete" et une derniere "pour le sommet"). Je l'assure que s'il n'a pas le moral ce soir, j'ai le moral pour deux et que demain ca ira mieux. Je le mets au lit, borde ses draps et souffle la bougie. D'autres fois c'est lui qui sera aux petits soins pour moi. * Ce "sport" consiste a emmener par des moyens specialement difficiles et inconfortables deux personnes et deux gros sacs pesants surement 100kg a eux deux (au debut) au sommet d'une montagne que l'on s'empresse de quitter aussitot. A l'arrivee les sacs sont debarasses de l'eau et de la nourriture : ils ne pesent "plus" que dans les 25-30 kg chacun. Sur le chemin de descente on regrette de s'etre encombre du rechaud, de la radio, des livres ! Les familiers des big walls appellent ces sacs les "pigs" (cochons) : aussi lourds et peu cooperants. * Ca fait cinq jours que je n'ai pas quitte mon baudrier. Je ne l'enleverai qu'au sommet, dans trois jours. * J'assure James au Gri gri, il a deux metres de mou. Ca me permet de revasser. Quand je ne m'occupe pas de mettre une nouvelle cassette dans le lecteur, de finir un chapitre de mon bouquin ou d'ecrire mon journal de bord, je contemple ce qui m'entoure : la vallee du Yosemite, le Capitan, les sommets lointains. * La vallee du Yosemite, paradis des grimpeurs. Mais l'escalade fait figure d'activite marginale par rapport a ces millions de visiteurs qui visitent la "Valley". Yosemite Village a tout d'une petite ville : poste, police, commerces, hotels, hopital. Les animaux "sauvages" et proteges de la vallee ont bien compris qu'ils n'ont rien a craindre : les ours savent reconnaitre les glacieres dans les voitures et connaissent de tres bonnes methodes pour forcer les portieres, les ecureuils ont du trouer des centaines de milliers de sacs a dos a la recherche des picnics, les coyotes se promenent comme les chiens dans un village Francais, les cerfs ne sont pas plus sauvages que des vaches... Il y a meme un probleme de polution avec les milliers de voitures et de de barbecues : un americain en camping ne raterai son barbecue pour rien au monde. Certains week-ends, le fond de la vallee est tapisse d'un vrai smog... * Perdus au milieu du Capitan, cette mer de granite avec ses vagues, ses couleurs changeantes et ses rivages, si loin maintenant. La progression est lente, je perd la notion du temps. Depuis le relai je peux voir presque toute la paroi. Notre voie suit cette longue fissure vers la droite puis traverse vers la gauche sous ce toit et remonte verticalement jusqu'a ce sapin qui parait tout petit d'ici. Les perspectives changent doucement, jour apres jour. Ma voiture garee en bas est de plus en plus petite. On commence a apercevoir le sommet du Half Dome derriere l'epaule est du Capitan. Les arbres du sommet deviennent plus gros que ceux d'en bas. * Ces sommets enneiges, la bas, c'est aussi le parc national du Yosemite. Ce parc est immense, un vrai refuge de faune et de flore sauvage (excepte la celebre vallee, tres belle mais decidemment plus sauvage du tout), paradis de la randonnee. J'irai bien y promener mes spatules cet hiver. * L'artif c'est pas complique : tu montes sur les etriers et tu reflechis a comment progresser de quelques fractions de metres de plus. "Cette fissure elle est parfaite pour un friend #2.5". "Cette fissure elle est un peu trop evasee mais ca devrait tenir". "Putain il va falloir que je mette un micro coinceur (1mm), a la grace de dieux". "Et alors, ce piton il veut vraiment pas s'enfoncer de plus de 1cm ?". "Vacherie de rivet prehistorique, j'espere qu'il suportera mon poids". "Au moins le relai il est hyper bon : je peux tout decrocher si ca me chante, le relai tiendra le coup et ca me fera un souvenir". "Alors, voyons, comment on place un copperhead deja ?". "Chouette, un mouvement sur crochet goutte d'eau". "Ah, il faut en faire un autre". "Maman, un troisieme a la suite !". "Tout ce bazard de matos suspendu sur mes epaules ca doit peser dans les 20kg". "Pour atteindre cette fissure, il va falloir que je monte un echelon de plus. J'ai deja les abdos en compote !" * Bing ! Le micro coinceur sur lequel je pesais sans trop y croire vient de glisser. La chute est courte : la piece precedente a encaisse le choc. Dans du A3 la chute peut atteindre 10-15m ! * Les faucons pelerins n'en finissent pas de tourner a cote de nous. Ils profitent des vents thermiques leves par cette immense masse de granite ensoleille. Dans la soiree le vent tombe tout a fait et on entend distinctement les cris des autres cordees dans la voie. Pendant mon dernier big wall j'ai parfaitement entendu une copine qui nous criait "Y'A QUELQU'UN ??" depuis le parking, a plus de mille metre de distance. * Six heures, le quatrieme soir. Un fracas dechire l'air. J'ai le temps de penser a une chute de pierre puis de realiser que ce n'est pas le meme bruit. Quand je leve la tete, c'est un corps humain que je vois tomber ! Horreur. A deux cent metre du sol a peine il ouvre un parachute et va tranquillement se poser a cote de sa voiture (il a interet a faire vite, le BASE jump est interdit et fortement penalise dans le parc du Yosemite). Faut etre cingle. Les cinq ou six cordees a l'ouvrage dans le Capitan se dechainenent en cris, applaudissement et sifflements. Deux jours apres, sept heure. Il commence a faire tres sombre. Meme fracas, mais c'est trois parachutes qui s'ouvrent en meme temps. Faut vraiment etre cingle. * "Oh, non ! Des raviolis pour la deuxieme fois de suite !". Les boites de conserves n'offrent pas beaucoup de varietes. * Le systeme de fissures que l'on suivait depuis deux jours s'arrete en un mur parfaitement lisse et verticale. Au lieu de franchir ce passage en percant une echelle de rivets, les premiers ascensionnistes ont preferes rejoindre par un pendule une autre fissure situee a gauche. Je commence a osciller doucement, puis de plus en plus vite. Finalement je cours litteralement sur la paroi et finis par attraper la fissure d'une main. De l'autre je cherche desesperement dans mon fatras de materiel un friend qui voudrait bien correspondre, mais rien n'y fait : tout est melange. Je lache prise et repars pour un pendule desordonne en sens inverse sous les quolibets de James. La fois suivante je prepare le bon friend avant de commencer a courir dans tous les sens. Il fait beau, on s'amuse, on est dans Mescalito depuis cinq jours. * Il est pres de six heures et demie, j'ai besoin de la frontale pour finir cette longueur. Comme notre slogan c'est "pas de presse, pas de stress" je redescends en rappel et on finira la longueur demain. James a deja deplie le portaledge et mis la table (c'est a dire qu'il a extirpe le sac-repas d'un de nos sacs de hissage). Le repas est vite avale : deux boites de conserves froides, deux "tortillas" (galettes de ble ou de mais), une boite de jus de fruit. Un portaledge c'est tout petit, il faut donc se livrer a de nombreuses contorsions pour s'enfiler dans les sacs de couchages. James commence a ronfler en trois minutes. J'ai a peine le temps de penser que ca m'empechera de m'endormir avant de sombrer a mon tour dans le sommeil. * La vie sur le portaledge c'est pas si dur que ca. Il faut etre organise, c'est tout. "Bon alors, ce genoux : je le mets ou ?" "Previens moi si tu vas vers le bord que je contrebalance". "Est-ce que tu peux attraper l'aspirine en passant ton bras sous mon coude ?" etc... * L'homme est concu pour evoluer sur une surface a peu pres orthogonale au vecteur gravite. Dans un big wall c'est fou comme les choses on tendances a s'echapper des mains. Si c'est pas accroche c'est perdu. * Le dernier soir, le temps se couvre. Diable, il va falloir installer la tente par dessus le portaledge... Il commence a greler doucement puis a neiger, ambiance. On s'en fiche on est a deux longueurs du sommet. C'est l'occasion d'apprendre a vivre dans cette tente. C'est vraiment minuscule. En plus c'est fait pour resister a un deluge : la toile est parfaitement etanche et ca condense a mort ! Il faut donc metre les duvets dans des sursacs de bivouac... * Dernier matin, cafe chaud et brouillard. Puis les nuages se dissipent en lambeaux et laissent apparaitre de plus en plus de morceaux de vallee, de ciel bleu, de sommets lointains enneiges. le soleil se leve, on a un peu froid mais on est heureux d'etre la. * Dernieres longueurs, il fait froid. Sommet a trois heures, saupoudre de neige. * La seule chose qui manque vraiment la haut : les amis. Novembre 1994. glossaire : Pan-cakes : crepes epaisses, delicieuses chaudes avec du sirop d'erable. Bien plus agreable que l'escalade de big wall. Portaledge : plateforme pliante que l'on installe pour le bivouac. Il y a juste la place pour s'allonger a deux tete-beche. En cas de mauvais temps on deplie une tente par dessus. Difficile d'imaginer plus petit. Copperhead (ou alumhead) : petit cylindre de cuivre (ou d'aluminium) surmonte d'un cable que l'on place dans des vagues fissures decidemment trop vagues pour un coinceur. En le frappant a coup de marteaux il finit par epouser le relief et "coller" au rocher. Big Wall : paroi trop longue ou trop lisse pour etre grimpee en moins d'une journee par le commun des mortels. L'escalade en big wall fait generalement appel a de l'escalade artificielle difficile, a des bivouacs suspendus et au hissage de sacs. Le top niveau s'amuse a faire ces big walls le plus vite possible. (records : The Nose en moins de cinq heures, ou encore trois big walls en moins de vingt quatre heures...) Gri gri : dispositif permettant d'assurer le premier de cordee tout en restant des plus distraits. Tres pratique quand une longueur demande trois ou quatre heures de travail. "Y'A QUUELQU'UN ??" : un alpiniste est dans une situation desesperee : ses compagnons sont tombes, il a perdu tout son materiel, la tempete fait rage. D'ailleurs ca empire : il glisse et se retrouve pendu au dessus du vide par une seule main. Il doute terriblement de ses chances de survie. Au bord de l'epuisement il crie de toutes ses forces "Y'A QUELQU'UN ???". A sa grande surprise, les nuages se dechirent laissant aparaitre soleil et ciel bleu. Une voix sort des entrailles de la montagne : "C'EST MOI, DIEU. AIE CONFIANCE EN MOI, LACHE PRISE ET JE TE RATTRAPERAI DANS MES BRAS MUSCLES". L'alpiniste hesite une seconde puis crie : "Y'A QUELQU'UN D'AUTRE ???".
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