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par Yves Briere
Le fond de la vallée est encore inondé de soleil. Tout autour
de nous, descend une myriade de petits points blancs. C'est la
grêle, je suis au milieu du Capitan. Je ne l'ai pas vue venir,
tout absorbé par l'escalade. Mais quand j'ai eu fini d'arrimer le sac
de hissage et quand j'ai remarqué la vitesse inhabituelle a laquelle
remontait Dennis, j'ai realisé que le grondement que j'entendais
depuis un moment etait le tonnerre. Juste le temps d'ouvrir le sac, de
prendre mon anorak, de l'enfiler et c'est l'averse. La tête dans les
épaules, on plaisante un peu, mais je suis sur que lui aussi se pose
la question : qu'est-ce qu'on fout là ?
C'est mon premier Big Wall.
South buttress of El Capitan
: The Nose.
Vendredi soir, Dennis arrive a la maison presque à
l'heure. Dommage, j'allais profiter de son habituel retard pour piquer
une petite sieste. On entasse tout dans la voiture et on part jeunes,
beaux et heureux sous le soleil éclatant de la Californie. On
s'avoue quand meme mutuellement que l'on a une petite boule dans
l'estomac. Pour moi c'est parce que je ne sais pas ce qui
m'attend. Mais pour lui, je le comprendrai après, c'est parce qu'il
sait ce qui l'attend ! C'est la sixième fois que je vais au Yosemite
depuis que je suis en Californie. La voiture commence a conna^tre la
route. Elle s'arrête toute seule au bon supermarché a Oakdale et
nous attend gentiment pendant que l'on remplit un Caddy avec de la
"wall food" : des conserves (spaghettis, raviolis, lentilles,
beans...) et des powerbars. La voiture elle aussi est un peu émue
: elle oublie de s'arrêter pour faire le plein dans la station
service suivante. C'est donc au bord de la panne sèche qu'on rentre
dans la valley. Le temps d'aller s'acheter des sandwiches (on a aussi
oublie le gaz pour le réchaud) et on revient se garer sous le
Capitan. Vision fantastique que celle du Capitan à la nuit noire. La
moitié du ciel est barrée par cette immense face de 1000m de haut sur
3000m de large eclairée de face par la pleine lune. Je l'ai déjà vu
plusieurs fois, je n'ai donc pas besoin de le regarder : je
sais que presque partout c'est vertical ou surplombant. Les deux côtés
du Capitan se rejoignent au milieu pour former un éperon
élancé : c'est cet éperon que suit notre voie, le
Nose. Le premier tiers est incliné puis la voie se redresse pour
former une proue de 600m absolument verticale, une perfection
géométrique.
Pour dormir dans la Valley, il y a plusieurs
solutions. Hotels, campings, etc... Nous choisissons la solution
économique : cela consiste a se garer sous le Capitan, a attraper
rapidement son duvet et son matelas et courir se cacher sous les
frondaisons en prenant bien soin de ne pas allumer sa lampe
frontale. Il faudrait un comble de malchance pour se faire
attraper : qu'une voiture de rangers passe par là au même
moment et que son occupant soit mal intentionné a l'égard des
grimpeurs. Je suis comme un vieil habitué des environs, je connais
déjà un ou deux très bons endroits pour poser son duvet... Il parait
que certains grimpeurs developpent des théories compliquées pour
calculer la distance optimale a la paroi pour bivouaquer. Trop loin,
il y a les rangers. Quand on se rapproche on augmente la chance de
recevoir sur la tête un Objet Tombant Non Identifie (grappe de
coinceurs, sac de hissage, excréments...) bien que les cas
d'accidents réels apartiennent plutôt à la légende. Puis de
complexes considérations ballistiques rendent le pied même de la
face assez sûr. Au petit matin le vent m'apporte des bribes de cris,
j'ouvre les yeux et la face est là, en pleine activité :
trois cordées sont dans notre voie.
Samedi : cinq premières longueurs.
Les cinq premières longueurs sont soit-disant les plus
difficiles. Autrefois, c'etait des longueurs en artif
obligatoire. Puis le pitonnage et dépitonnage intensif a élargi les
trous au point que l'on peut maintenant y mettre les doigts. C'est
donc devenu du libre difficile (5.11). On est jeunes, on est forts, on
n'a pas pris les étriers. Certains pas etaient donc un peu
difficiles ! Mais les quatre longueurs s'encha^nent sans
problème. La dernière longueur est pour moi, une specialité
Yosemitique : la "tension traverse". Généralement les voies
suivent les systèmes de fissures. C'est plus ou moins facile selon
la raideur, la largeur de la fissure, le fait qu'il y ait des prises
dedans ou non, etc... Mais parfois la fissure s'arrête et il faut
traverser dans la dalle pour en rejoindre une autre a côté. Entre
les deux, le mur est presque toujours lisse comme la main. La "tension
traverse" consiste à effectuer une traversée en adhérence sur les
pieds tout en étant maintenu par la corde. Au début, on est
suspendu par la corde, mais à mesure que l'on traverse, on s'éleve
et l'angle que fait la corde avec l'horizontale diminue, diminue
jusqu'a ce qu'on soit tiré presque horizontalement ! Je dois
rejoindre une cordelette qui pend a 3m a droite et au même niveau
que le point auquel je suis suspendu. Aux deux premiers essais, je ne
monte pas assez, glisse et laisse quelques millimètres de la gomme
de mes chaussons sur le rocher. A l'essai suivant, je recommence à
glisser mais au lieu de continuer ma glissade je cours
horizontalement contre la paroi. C'est la consécration, Dennis crie
"Hey Man ! That's Yosemite style !". Finalement j'attrape la
cordelette, tout étonné de ma^triser cette nouvelle
technique... Je prends pied sur Sickle Ledge, la première des six
vires que compte le Nose. On a mis 5 heures pour ces cinq premières
longueurs. Compte tenu du fait qu'elles sont réputées difficiles,
c'est pas mal. Par chance, il y a déja une corde fixe installée
dans la descente. On n'a plus qu'a rajouter nos trois cordes. Si on
n'avait pas trouvé cette corde, on aurait été
ennuyés : on n'en avait pris que trois avec nous...
De retour au pied de la face, on s'aperçoit qu'il y a trois
cordées en meme temps que nous au travail ! On sera donc quatre
cordées a partir demain matin. Mais nous avons prevu de faire la voie
en deux jours, alors qu'eux l'ont prévue en trois, quatre ou cinq
jours. Il sont donc d'accord pour nous laisser passer devant. Je suis
toujours tres motivé (inconscient) pour le faire en deux jours. Mais
il y a déjà deux cordées dans la face. Nous calculons qu'en grimpant
vite on les rejoindrait le premier soir. Dans ce cas, on perdrait
énormément de temps, sans compter qu'ils pourraient logiquement refuser
de nous laisser passer. (Rien, à part la gentillesse, ne les
obligerait à nous laisser passer : c'est la règle en Big Wall. Une
cordée ne peut pas mettre en cause la sécurité d'une autre en lui
faisant perdre plusieurs heures, en s'entassant à quatre plus les sacs
de hissage sur des relais exigus, sans compter qu'une cordée au dessus
accro^t le risque de chutes de pierres... Il faut attendre que la voie
soit libre pour partir dans un Big Wall). On décide donc de compléter
nos provisions pour un troisième jour dans la paroi. Finalement on
mettra trois jours (deux bivouacs en paroi) sans être le moins du
monde génés par les cordées du dessus. On aurait eu du mal a aller plus
vite... Ce projet de la faire en deux jours était une erreur
psychologique : l'impression de ne pas aller assez vite m'a stressé
pendant les deux premiers jours. En fait, nous allions a une vitesse
honorable : la plupart des cordées mettent quatre jours dans la
voie. Mais Dennis avait le projet ambitieux de le faire en une
journée cette année ; deux jours en technique normale lui paraissait
donc faisable.
Après un petit tour dans le zoo de la Valley, courses, bouffe,
essence, nous voila de nouveau garés au pied de la paroi en fin
d'après midi. Il y a une grande agitation et deux camions de pompier
au bord de la route. Quelque début d'incendie ?... Alors que l'on
commence a étaler tout notre barda par terre, une petite fille
s'approche : "Are you guys going to climb this mountain ?". Le temps
que je comprenne la question elle répond, hystérique : "My
godness, are you CRAZY ? A man is DEAD today !.!". Les camions,
c'était pour l'hélicoptère... On prend l'air le plus courageux
possible, on répond que cela ne change rien a notre détermination
et on la conforte dans son idée que nous sommes des
trompe-la-mort. L'heure suivante est consacrée a la recherche
d'information sur cet accident : on n'en apprendra pas beaucoup
plus, mais vu l'endroit ou etait l'hélicoptère, ce n'était pas
un grimpeur. Ouf. La cérémonie du "haul bag" (le sac de hissage)
peut commencer. Ca consiste a tout étaler par terre et à tout
faire entrer dans le sac sans rien oublier. D'abord les bouteilles, de
simples bouteilles de soda, vidées au trois quart et complétées
avec de l'eau puis entourées de "duct tape" un ruban adhésif
très solide pour les protéger d'une crevaison catastrophique. Puis
les boites de conserves, les sacs de couchage, les "storm wears" (les
anoraks) et tout le petit barda qu'on a failli oublier :
couteaux, lampes frontales, pharmacie, etc... Tiens ? Tout
rentre... Quand on étale tout sur la route, il faut penser à
mettre le sac de hissage bien en
évidence : ça attire les grimpeurs ! Durant nos préparatifs, deux
groupes sont venus discuter avec nous et nous donnent de précieux
renseignements sur la voie : ils venaient de la faire.
Finalement tout est prêt, on peut prendre le chemin du
Capitan. Arrivés au départ de la voie, on observe deux cordées encore
actives malgré l'heure tardive : ils finiront la premiere partie juste
avant que l'on se lève a 2h du matin !
Dimanche : premier jour d'ascension, vers El Cap Tower.
Heureusement que j'avais mes boules Quiès, ça ma permis
de ne pas trop entendre le va et vient de cette nuit au pied de la
face. J'ai pu dormir ces 5 heures comme une fleur.
Il faut de nouveau remplir le sac que l'on avait vidé
pour sortir les sacs de couchage, ingurgiter le plus de nourriture
possible et boire entièrement cette bouteille d'eau que l'on
abandonne ensuite ici. Puis la routine commence : jumar, hissage... La
remontée sur corde fixe se fait a l'aide de jumars : des systèmes
qui coulissent le long de la corde vers le haut mais pas vers le
bas. Un dans chaque main, un étrier sur chaque pour les pieds, et en
avant la musique : je monte le jumar droit, je m'appuie dessus, je
monte le jumar gauche, je m'appuie dessus, le droit, le gauche,
etc... Arrivé au relais, le leader installe une poulie de hissage :
une poulie équipée d'un système de coinceur qui empèche la
charge de redescendre. La technique consiste à accrocher un jumar
à son baudrier, grâce à ça il se sert de tout son poids pour
hisser le bazard. Le hissage est ainsi une suite lassante de
génuflexions. Nous sommes acceuillis a Sickle Ledge par une cordée
qui y a passé la nuit. "Passez devant, vous êtes jeunes. Nous on a
pris de l'eau et des bo^tes de conserves pour cinq jours, on n'est pas
pressés !"
Je prends donc la première longueur en tête : soit-disant
un classe 4, en fait un bon 5.6-5.7 dans lequel je mets un ou deux
friends... Apres deux longueurs avec pendules, la premiere longueur en
5.10a me cueille a froid : je suis obligé de sortir les étriers. En
fait, le plus dur de toute la voie que je ferai en libre sera
5.9. Cinq longueurs de suite dans la même fissure nous mènent
finalement a Dolt Tower Bivouac. On va beaucoup plus lentement que je
ne l'avais pensé. A chaque minute, je me perds dans des calculs
fatiguants : "on a mis tant de temps pour faire tant de longueurs dans
telle difficulté, il nous reste tant..." A mesure que la journée
avance, je me rends compte qu'on ne sortira pas la voie en deux jours
mais en trois. Cette première journée sera sous le signe du
stress. Ajouté au fait que je suis dans un milieu complètement
nouveau, qu'il y a plein de choses nouvelles à apprendre,
appréhender, comprendre il y a la peur idiote et irraisonnée de ne
"pas être a la hauteur". Si on avait décidé dès le début de le
faire en trois jours, je n'aurais pas eu ce sujet de
préoccupation. Juste avant d'arriver a Dolt Tower (R12), nous
croisons une cordée qui redescend en rappel : un américain et un
espagnol : "Si, hemos dejado nuestra agua a Dolt Tower" (Ils ont
laissé leur eau sur la vire suivante). On boit presque tout en
remerciant la solidarité entre grimpeurs.
Depuis Dolt Tower il ne reste que trois longueurs faciles
jusqu'a El Cap Tower. En fait une de ces longueurs en 5.9 me prends du
temps car je m'empètre dans mes étriers pour la faire
entièrement en artif. Je ne me sens en effet pas à la hauteur pour
remonter cette fissure parfaite de 30m de long en 3''. Le problème
si on grimpe une fissure parfaite comme celle là en libre, c'est
qu'il n'y a que trois ou quatre friends de la bonne taille. Et comme
c'est de "l'athlétique continu" il faut avoir le moral pour y aller
en libre. Par contre, c'est si facile de se pendre sur un friend,
déplacer l'autre un mètre au dessus, de se pendre dessus et de
récuperer celui de dessous pour réitérer le mouvement jusqu'à
la fin... C'est plus facile mais c'est beaucoup plus long. Finalement,
c'est en fin d'après midi que l'on atteint El Cap Tower (R15),
l'emplacement de notre premier bivouac où on prend enfin le temps de
se reposer et de discuter un peu.
Il reste un peu de jour, qu'à cela ne tienne : on va fixer
encore une ou deux longueurs. Je remercie encore le hasard de ne pas
m'avoir fait grimper la longeur de Texas Flake en tête : c'est une
cheminée lisse de 10 mètres de haut où il est impossible de
placer la moindre protection (5.8) ! Je rejoins Dennis au relai a la
tombée de la nuit, je lui donne ma fourrure polaire et pars dans la
longueur suivante : une échelle de spits en dalle suivie du
célèbre Boot Flake : une écaille en 5.10c, que je ferai bien
évidemment entièrement en artif et de nuit. De retour a 22h a El
Cap Tower, on avale rapidement nos boites de conserves (froides, bien
sur) et on s'enfile dans nos sacs de couchages. C'est une plateforme
de rêve, un mètre sur quatre, parfaitement horizontale et suspendue au
dessus du vide. Je n'aurais jamais cru pouvoir si bien dormir avec un
baudrier et accroché a une corde !
Lundi : deuxième jour d'ascension, vers Camp 5.
Il est quatre heures du matin, les montres sonnent mais on est
déja en train de manger notre "petit déjeuner". Ca sera ravioli froid
pour Dennis et fruits au sirop avec powerbars pour moi. Quelle erreur
ces fruits au sirop ! Il faut toujours manger des aliments qui se
digèrent tres bien...
Généralement les néophytes posent deux questions, très
pertinentes : où dormez vous, comment faites vous sans toilettes ?
Pour la première question, pas de problèmes, on trouve des vires
suffisantes pour nous accueillir. La deuxième question est plus
délicate. Il y a différentes solutions. La plus sale consiste à
laisser ses excréments sur la vire. Mais apres nous, d'autres
viendrons, mangerons et dormirons au même endroit... Une meilleur
solution : le petit sac en papier, que l'on lance le plus loin
possible de la paroi, en priant le ciel pour que personne n'ait la
mauvaise idee de passer dessous au même moment. Enfin, la solution
moderne : la "shitbox", une bo^te en plastique (TRÈS solide) dans
laquelle on stocke nos cochonneries et que l'on emmène avec nous
jusqu'au sommet. Il para^t qu'a certaines époques le Nose ètait
d'une saleté repoussante, bo^tes de conserves, bouteilles
abandonnées, excréments, etc... Maintenant, les grimpeurs ont
compris qu'il faut TOUT ramener au sommet, la voie est presque
parfaitement propre.
Heureusement qu'il y a déja deux cordes fixées au dessus,
ca rend plus aise le rangement du bivouac : ce méli-mélo de cordes,
mousquetons, matos en tous genres accroché partout ! En remontant
les cordes fixes, on ne peut s'empécher de contempler l'écaille
parfaite de Boot Flake sans regretter de ne pas l'avoir faite en
libre, la prochaine fois peut-être... R17 au sommet de Boot
Flake. Dans la Valley, les voitures commencent leur manège infernal,
ca durera toute la journée. Parfois on entend plus les voitures que
la rivière... A un moment, quelqu'un crie "Melissaaa !!!" tout en
bas. Alors les cinq ou six cordees dans le Nose reprennent en coeur
"Melissaaa !!". On se sent tout petit accroché dans cette grande
paroi, mais on ne se sent jamais loin de la civilisation ! Il
suffirait de murmurer "help !" pour que toute la vallée soit au
courant...
C'est le moment du "King Swing", un des passages les plus
spectaculaires de la voie. Le leader se laisse descendre de vingt ou
trente metres en bout de corde et doit essayer d'attraper un autre
système de fissures loin a gauche. Normalement cela se fait en deux
temps, en plaçant un point intermédiaire. Mais Dennis fait les deux
pendules à la fois. Je le vois disparaitre sous mes pieds puis
réapparaitre, courant horizontalement sur la paroi a toute
vitesse. Apres deux ou trois essais je ne le vois pas revenir et
j'entends crier : "Slack !", cela veut dire qu'il a attrapé la fissure
et qu'il veut du mou. Je ne le vois pas, il est derrière un petit
éperon, mais je vois sa progression à la corde qui fait un angle se
rapprochant de plus en plus de l'horizontale. S'il tombe, il fera un
beau pendule ! Puis je vois la corde continuer a monter : il a choisi
de rejoindre le relai suivant. Faisant un relai plus haut que moi, il
est beaucoup plus facile pour lui de hisser le sac et pour moi de me
hisser jusqu'a lui. Dans la longueur suivante je suis en tête. Je
devrais monter faire un relais, puis on devrait redescendre en pendule
sur une vire en contrebas vers la gauche. Mais depuis le relai, je
vois une corde fixe qui pend depuis la vire, Je me dirige vers elle
(je maitrise maintenant à fond la technique de "tension traverse") et
je me hisse dessus sans vergogne pour atteindre la vire, je n'ai pas
la moindre idee de la solidite de l'attache de cette corde ! Encore
une longueur de gagnée. Il faut maintenant déplacer le sac le long
de cette vire. C'est là que la "drag line" est très
utile. Habituellement, le leader est assuré sur la "lead line" et il
emporte avec lui la "haul line" pour hisser le sac. En arrivant au
relais, il fixe la lead line pour que le second commence a jumarer en
déséquipant la longueur et il hisse le sac. La drag line est
accrochée solidement au fond du sac. Lorsque le sac se trouve coincé
pour une raison ou pour une autre (c'est fou le nombre de raisons
qu'il peut trouver pour se coincer !), le second tire sur la drag line
par à-coups pour le décoincer, c'est très pratique. C'est aussi
très pratique pour faire partir le sac doucement au lieu de le
balancer lorsque le relais suivant n'est pas a l'aplomb. Enfin ça fait
toujours une corde de secours. Par contre, ça rajoute au méli-mélo des
cordes. On a tôt fait de comprendre qu'il est impératif de lover
conscienceusement toutes les cordes a chaque relais en calculant
exactement de quel côté elles se dérouleront etc...
Une longueur facile nous mène a Camp 4 (R21) puis une autre
sous la célèbre longueur du Great Roof. C'est Dennis qui a
l'honneur de la faire en tête. Cela commence par une fissure
délicate en A1, puis une traversée en artif relativement facile
sous ce toit immense, triangulaire, parfait. La longueur la plus
esthétique de toute la voie. La longueur suivante est encore une
belle longueur de libre (5.10a) que je ferai entierement en artif :
une belle écaille, Pancake Flake. Je mets tant de temps et je suis
si absorbé dans mon travail que je ne prends pas la peine de
réaliser que ces grondements que j'entends autour de moi sont en
rapport avec l'obscurcissement du ciel : un orage se prépare. Mais
quand j'ai fini d'installer le relai je réalise ce qui nous attend
: je hisse a toute vitesse, amarre le sac, attrape et enfile mon
anorack juste au moment où les premiers grêlons nous tombent
dessus. Dennis arrive très vite, tout essouflé, il enfile son anorack
et se lance sans plus attendre dans la longueur au dessus : il veut
atteindre a tout prix la plateforme suivante ou nous devons bivouaquer
ce soir : Camp 5 (R25). Mais la grêle s'arrête bientôt, et c'est
sous un ciel clair et en fin d'apres midi que nous atteignons le
bivouac. C'etait un orage "pédagogique" ,juste pour nous rappeler
qu'on est quand même en altitude...
Un bon petit repos sur cette terrasse, quelques powerbars et
gorgées d'eau et je me sens d'attaque pour fixer une longueur ou
deux de plus. Dennis me lance "Yves, you're awsome". Le problème de
langue se fait alors plus cruellement sentir que jamais. Je ne sais
plus trop bien ce que ca veut dire, ca ressemble a awfull
(horrible). En fait, ca veut dire "tu es super", c'est donc plus une
marque de respect que de mécontentement ! Après les nombreuses
petites plaies sur les doigts, ce sont les problèmes de langues qui
me font le plus souffrir : je me sens un peu seul et c'est
certainement pareil pour Dennis. Il est difficile pour lui de me
réconforter quand j'en ai besoin. De même, quand je sens qu'il est
dans un creux, je ne peux pas facilement lui sortir quelques blagues
pour le décontracter...
Je commence la longueur suivante (A1) dans la nuit, c'est long
mais pas très difficile... Autrefois, cette longueur était pitonnée et
dépitonnée a chaque passage. Il reste maintenant la trace des pitons,
juste assez grands pour un petit coinceur ou parfois pour un petit
friend. Mais je n'aime pas ces espèces de petites fissures courtes,
étroites, lisses et évasées. D'ailleurs un minifriend sur lequel je
reposais de tout mon poids vient de glisser. Je fais une chute
vertigineuse de 50cm retenu par un petit coinceur. Dennis, à
moitié endormi, ne s'en est même pas apercu ! J'aime bien
l'escalade dans ce monde limité au rayon de ma lampe frontale, moitié
rêve moitié réalité. J'atteins le relais dit "Glowering Spot",
ainsi nommé car en se penchant on peut voir la voie dans son
integralité. Eclairé par la pleine lune, la vue est saisissante
!
Il est 23h lorsque je rejoins Dennis sur la vire, il tombe de
sommeil. Les boites de conserves froides, sont avalées avec encore
plus de delice que la veille ! Malheureusement, la vire n'est pas
aussi parfaite que la précédente : elle n'est pas très grande et
surtout un peu déversante. On passe tout les deux la nuit a essayer
de ne pas tomber dans le vide ! (On reste bien sûr tout le temps
accrochés par nos baudriers. Mais la perspective de se retrouver
pendants dans le vide, emmélés dans nos sac de couchage n'est pas
engageante !) Un petit hamac très léger serait bien utile pour
améliorer le confort de ce genre de vires.
Mardi : dernier jour d'ascension, vers le sommet.
Ce matin, on attend quand même la sonnerie de nos alarmes pour
se lever, on est un peu plus fatigués que hier ! Mais les lentilles
froides a quatre heures du matin me procurent un plaisir gastronomique
insoupconné. La vengeance du granite commence a se faire cruellement
sentir : nos mains sont enflées, douloureuses et pleines de petites
plaies. Il a fallu plusieurs minutes pour les ramener a la vie. En
fait c'est surtout en second que l'on s'abime les mains : en remontant
aux jumars, il y souvent des passages où les mains frottent
aussi. Puis en déséquipant : il faut souvent aller récuperer un
coinceur ou un friend au fond d'une fissure et le remuer dans tous les
sens pour l'en sortir. On en profite pour se cogner les mains et les
doigts et pour laisser quelques gouttes de sang un peu partout !
La routine reprend, remontée sur la corde fixe, hissage du
sac et Dennis entreprend la longueur suivante en tête. En reliant deux
longueurs il atteint directement le bivouac de Camp 6 où il réveille
deux grimpeurs. La cordée est composée d'un américain et d'un
espagnol. Tiens, encore ? En fait il y avait une cordée d'américains
et une cordée d'espagnols. Dans chaque cordée un des grimpeurs a
abandonné, ce sont ces deux-là que l'on a croisé le premier
jour. Les deux restants se sont associés pour finir la voie
ensemble. Sujet d'article passionnant pour une revue d'escalade :
s'installer pour quelques semaines au milieu du Nose et raconter au
jour le jour la vie de la paroi, les amitiés qui s'y font ou s'y
défont, les aventures, le mauvais temps, etc...
Ils n'avaient pas prevus de partir avant 8h et ils proposent
tres gentiment de nous laisser passer puisque nous sommes arrivés un
peu avant. En échange on leur placera une corde fixe. En fait ils ne
devaient pas trop avoir envie de grimper les longueurs suivantes ! En
étudiant le topo, il semble que les deux longueurs suivantes
puissent se faire en une seule fois. J'y vais. C'est du A1, pas très
difficile (pour Lynn Hill c'etait du 8a...) Mais ça me prendra 3h
! Le problème dans ce genre de longueur c'est que l'on est obligé
de gérer son matériel, c'est-à-dire de faire beaucoup de
"backclean" : redescendre pour récuperer un friend ou un coinceur en
supposant qu'on en aura besoin après. Heureusement pour Dennis
qu'il a de la compagnie sur la vire. Je les entends disserter sur les
difficultés de communication entre grimpeurs de nationalités
différentes...
Routine : hissage, jumar, amarrage, Dennis part en tête, relai,
hissage jumar, etc... Je le Dennis au relai R31. Il est épouvanté
: "DON'T touch this rock !!!" C'est un cailloux gros comme un frigo,
en équilibre instable sur la petite vire, penché vers le vide et retenu par
quelques sangles seulement. Quand on l'effleure, il tremble... Il va
être diffile pour moi de sortir de ce relai sans le
toucher. Finalement, un systeme d'étriers, et mon pied sur
l'épaule de Dennis me permettent de me rétablir au dessus. Je ne
peux quand même pas m'empêcher de le heurter du genoux et de
provoquer l'effroi de mon partenaire ("J'ai vu ma vie défiler devant
mes yeux !"). Si ce rocher tombait il entra^nerait certainement
Dennis et il risquerait en plus de tuer quelques grimpeurs au dessous
! A part ce passage, la voie est parfaitement propre de cailloux
instables. Il faut dire qu'il y a en moyenne une ou deux cordées au
sommet chaque jour, ca fait du monde pour nettoyer.
De nouveau les nuages s'amoncellent, le tonnerre se fait
entendre de plus en plus proche. Mais maintenenant je sais ce qui
m'attend : l'orage. Je me perds en speculations idiotes sur la force
que doit avoir l'orage en fonction de l'altitude, de la saison, de
l'heure... Je ne suis pas enchanté a l'idee de me retrouver sous un
déluge a deux longueurs du sommet ! Dennis se lance dans l'avant
dernière longueur. C'est principalement une échelle de spits, donc
pas difficile et assez rapide. Pendant ce temps, il commence à
grêler puis à neiger... J'ai mon anorak mais Dennis n'a pas pris le
sien, il est transi de froid en atteignant le relai et il hisse le sac
a une vitesse surprenante !
L'honneur de la dernière longueur m'échoit donc par
hasard, je la savoure pleinement, c'est tres facile (5.7). Mais je
mets quand meme plein de protections. Je ne veux pas avoir d'accident
stupide sous prétexte que je suis si près du sommet ! Le sac
s'offre un dernier baroud d'honneur en se coinçant partout où il
le peut. Dennis me rejoint, portant a moitié le sac, inondé de
sueur, c'est le sommet.
Mardi 18h : sommet, descente et retour a la maison.
Je dois avouer qu'on a cédé a la bête coutume de lancer
quelques cris de joie à tous vents. On a beau savoir que l'on n'est
pas les premiers, que c'est loin d'être un exploit, etc... Après
une heure à prendre du bon temps en dégustant une bière que'on
avait prévue pour cette occasion, il est temps de penser
à la descente. Il para^t que ce n'est pas une partie de plaisir. Dennis se charge du sac et moi des trois cordes. C'est donc lui qui
a le plus lourd. Je m'aperçois alors qu'il ne se souvient plus
très bien du chemin ! Mais on peut lui faire confiance, il a
une bonne mémoire. La descente commence par longer l'arête
fa^tière du Capitan, puis rejoint une serie de quatre
rappels. Elle se poursuit par une descente horrible dans un sous bois
raide, sans chemin... Dennis est
épuisé, on échange nos sacs. Etonnamment, je ne me sens pas
fatigué du tout. Pourtant tout en marchant, je fais le compte : 60h
d'escalade, 13h de sommeil, pas beaucoup bu, pas beaucoup mangé. Je
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